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LA PREUVE PAR L'ŒUVRE n°1

16 juillet 2017

"Le Voyage", de Pierre Henry, 1962

Avec cette rubrique, je commence la publication gratuite sur mon site, grâce à l'aide de Geoffroy Montel, de courts textes consacrés à des œuvres marquantes de musique concrète. Pour la première de ces publications, j'ai pris une œuvre classique d'un compositeur capital qui vient de disparaître.

J'ai rédigé cette analyse vers 1973, pour le Séminaire de Pierre Schaeffer au Conservatoire de Paris dont je m'occupais alors, en tant que membre du Groupe de Recherches Musicales (dont j'ai démissionné trois ans plus tard). Je l'ai ensuite incorporée dans ma monographie sur Pierre Henry, publiée par les éditions Fayard en 1980, puis réactualisée en 2003.

L'œuvre Le Voyage (d'après le Livre des Morts Tibétain) a été maintes fois publiée, soit en extraits, soit en albums séparés, soit dans le cadre de différentes anthologies ou de coffrets. On peut se le procurer ou le télécharger en ligne (par exemple, sur Deezer, Spotify, Apple Music, Qobuz).

Précisons que l'original de l'œuvre est une bande magnétique 2 pistes.

M.C., 15 juillet 2017

Genèse de l'œuvre

Début 1961, le grand chorégraphe Maurice Béjart, avec lequel Pierre Henry a déjà travaillé plusieurs fois, recherche un sujet pour un ballet commandé par l'Opéra de Cologne et Pierre Henry, qui l'année précédente, en travaillant sur le découpage de L'Apocalypse (son vieux projet qu'il ne réalisera qu'en 1968), a découvert le Livre des Morts tibétain, lui propose son adaptation. Il conçoit un spectacle total avec du texte (élément verbal finalement abandonné), de la musique, de la danse et des films de Thierry Vincens, avec qui il travaillera à d’autres reprises (notamment sur Ceremony et le Perpetuum) : il s'agit de “ciné-formes”, de formes organiques en mouvement créées par macrophotographies de phénomènes chimiques ou biologiques, qui seront utilisées dans le deuxième mouvement du Voyage.

On parle de Zen à propos de tout. Mais s'il y a dans la musique d'aujourd'hui une œuvre Zen, où l'auteur ait laissé “le tissu se tisser lui-même”, c'est peut-être Le Voyage. Non pour son thème bouddhiste, mais dans son essence même.

Le livre-source

Le Bardo Thodol ou Livre des Morts tibétain est un guide, un recueil d'instructions sur les rites qu'il faut suivre, les paroles qu'il faut dire au mourant et au cadavre pour lui permettre, dans cet état intermédiaire (Bardo : entre-deux) qu'il va traverser après la mort, de saisir les occasions qui vont s'offrir à lui de se libérer du cycle des réincarnations, et de reconnaître la Réalité sous l'aspect d'une “claire lumière” . “Quand l'expérience de la Réalité luit sur moi, dit le Livre, puissé-je reconnaître que toute apparition est une réflexion de ma propre conscience (...), puissé-je ne pas craindre les Divinités paisibles et irritées qui sont mes propres formes-pensées.

Le bouddhisme, par-delà toutes ses variantes, repose sur la croyance en un cycle de réincarnation en chaîne (Samsâra), dont il faut se libérer pour échapper à la souffrance et au désir. Ce qui lie les anneaux de cette chaîne, c'est le karma, la loi de la causalité, de l'enchaînement des causes et des effets. Et l'occasion de cette libération s'offre à la mort, quand l'individu se sent continuer à exister et qu'il voit des lumières, entend des sons, rencontre des divinités souriantes ou terrifiantes buveuses de sang, et qu'à chaque moment, il peut comprendre que ce ne sont là que projections de ses propres frayeurs. S'il n'y arrive pas, il doit renaître, et peut choisir sa matrice de renaissance. L'originalité de cette doctrine, pour les Occidentaux, est de présenter comme illusions toutes les apparitions que l'âme rencontre après la mort ; purs “phénomènes”, que Pierre Henry a su traduire par des sons qui évoquent l'insubstantialité, le passage.

Le Livre des Morts tibétain évoque les quarante-neuf jours de l'état intermédiaire après la mort par lesquels passe celui qui manque toutes les occasions de ne plus renaître. Quarante-neuf jours, soit sept semaines, sept cycles de sept jours.

Une structure symétrique en sept mouvements

Il y a sept mouvements dans Le Voyage. L'œuvre forme un cycle complet, dont les deux mouvements extrêmes se répondent symétriquement. Le premier, Souffle 1, est la mort, la perte du souffle ; le dernier, Souffle 2, la rentrée du souffle dans le corps du Renaissant. Entre les deux se placent les cinq mouvements du “Voyage” proprement dit, c'est-à-dire d'errements dans un temps et un espace flottants, dans cet infini virtuel qui sépare deux bouts d'une bande magnétique que vient de trancher le ciseau !

C'est dans cet espace imaginaire d'un temps “en dehors du temps” qu'évoluent les mouvements 2 à 5 du Voyage, le sixième étant celui qui ramène au temps du désir et du karma. Ces mouvements 2 à 5 (Après la mort 1 et 2, Divinités paisibles, Divinités irritées) ne se déroulent pas pour l'auditeur comme des formes fermées, achevées, mais comme des échantillons, des émergences dans notre perception de phénomènes virtuellement infinis. Les sons semblent plutôt apparaître et disparaître à l'horizon de notre perception que naître, vivre et mourir. Ils ont commencé avant et continueront après, ils n'ont pas besoin de nous.

Cette forme symétrique s'organise autour d'un mouvement central : celui des Divinités Paisibles, qui a lui-même une forme en trois parties A-B-A', et qui est constitué de sons en delta à forme symétrique “non-rétrogradable”, comme dirait Messiaen : une forme où les sons ressemblent à leur forme inversée dans le temps. La même structure symétrique affecte aussi bien les sons qui constituent le mouvement central que la forme générale de ce mouvement, et que toute l'œuvre dont ce mouvement est le centre. Il y a une saisissante harmonie entre l'expérience que représente l'écoute du Voyage et le sujet de l'œuvre : l'expérience d'un cycle, d'un aller et retour qui se renouvellera autant de fois qu'il le faudra, et aussi le thème de l'illusion - thème que la musique concrète pouvait plus que toute autre, elle qui est la plus immatérielle dans sa manifestation, illustrer.

Composition et réalisation de l'œuvre ; sources des sons

La réalisation définitive du Voyage par Pierre Henry, dans son studio Apsome, commença le 18 décembre 1961 pour se terminer fin janvier 1962 : soit à peu près un mois et demi pendant lequel Pierre Henry avance régulièrement dans son travail, selon un plan qu'il s'est fixé à l'avance, malgré des travaux alimentaires qui coupent le travail de temps à autre. La composition du Voyage a lieu dans une grande tension. Les mixages en particulier, sur magnétophones, sont éprouvants à faire, car la plupart des mouvements se présentent comme des continuités sans couture, sur des durées qui vont jusqu'à dix minutes. Il n'est pas question de monter bout à bout les meilleurs moments de chaque version. Tout mixage raté, même sur une seconde, doit être refait entièrement, sans rattrapage possible. Le fondu, la continuité dans l'enchaînement des sons doit être irréprochable, lisse comme un galet. Selon le témoignage d'Isabelle Chandon, qui l'assiste pour toute les œuvres de cette période, le mixage est une étape du travail où il déploie une concentration physique énorme ; il s'accroche à ses boutons, il transpire, il se tord, il “danse comme un orchestre à lui tout seul”.

Les sons de base du Voyage sont partiellement récents, parfois même réalisés au moment même de sa composition. Les sons de souffle du premier et du dernier mouvement proviennent de tournages sonores réalisés avec le poète et plasticien ultra-lettriste, François Dufrêne (1930-1982), que l'on entend beaucoup dans des œuvres comme L'Apocalypse de Jean, Fragments pour Artaud, et bien sûr dans leur œuvre commune Granulométrie. Mais les sons Larsens des mouvements 2, 3, 4 et 6 ont été faits dans les années 50 et enregistrés sur disque souple, dans la chambre sourde du laboratoire des télécommunications de la rue Barrault, à Paris.

L'“effet Larsen” est ce sifflement bien connu qui se produit quand un micro est dirigé sur un haut-parleur auquel il est relié par un amplificateur. Phénomène indésirable qu'on s'efforce d'éviter dans les spectacles, à la Radio et à la Télévision, le larsen est pour Pierre Henry une des sources sonores les plus fascinantes. La couleur de ce son dépend de variables multiples : types de micro et de haut-parleur, leur position respective, réglages de niveaux et de tonalité, etc. Mais surtout le son Larsen, assez peu timbré, est extraordinairement plastique, sensible et vivant. Dans certaines positions, de minimes gestes suffisent pour créer des figures agiles et surprenantes.

Une chambre sourde est un local complètement isolé et amorti acoustiquement, pour des expériences de test de matériel ou de psycho-acoustique, de façon à éviter toute réflexion de son et toute intrusion de bruit extérieur. On y entend les bruits de son organisme, et y rester longtemps est une épreuve pénible. Mais c'est dans une chambre sourde qu'un son comme le Larsen peut être créé et contrôlé avec la plus grande finesse, la plus grande propreté possible. Les larsens du deuxième mouvement du Voyage (Après la mort 1), ont été réalisés par de très fins mouvements du poignet tenant le micro à bout de bras devant le haut-parleur, dans un silence total, en s'interdisant de faire du bruit avec ses vêtements et de rompre la continuité du son. Leur rythme n'a pas été créé artificiellement au montage, mais au moment même de la prise de son, par une chorégraphie infinitésimale concentrée sur la main.

Le quatrième mouvement, Divinités paisibles, utilise des sons de “tiges vibrantes” réalisés aussi du temps où Pierre Henry, avant de fonder son studio personnel, travaillait à la Radio : des tiges métalliques coincées par une extrêmité, qu'on fait osciller ou qu'on frotte. Ils appartiennent à cette série de sons mi-acoustiques, mi-électroniques réalisés pendant la période de recherche de lutherie qui a précédé Haut-Voltage. On les réentendra abondamment dans des œuvres des années 90, notamment Une histoire naturelle et les Carnets de Venise. Enfin, les sons les plus récents du Voyage sont des sons électroniques, et des manipulations de voix, de sons électriques, etc., réalisées avec le régulateur temporel et une bande très spéciale qui s'appelait la bande hachurée. Il s'agissait d'une bande en mica, épaisse, fabriquée pour des expériences de mesure acoustique et constituée de hachures égales, d'un millimètre de largeur, de parties magnétiques et de parties non magnétiques : de sorte qu'elle enregistrait et lisait les sons à travers une très fine “grille temporelle” , permettant de pulser, de briser, de découper un son en fines tranches temporelles plus ou moins minces suivant la vitesse de lecture, le geste pour la déplacer à la main devant les têtes du magnétophone, etc. La bande hachurée, ainsi détournée de sa destination purement scientifique, a servi à créer les sons terrifiants des Divinités irritées, ainsi que pour rythmer ces sons électroniques intermittents du deuxième mouvement que nous appelons l'”Insaisissable “.

Le Voyage fut donc réalisé sur une période de temps rapide et concentrée. L'œuvre réclamait d'être faite dans un certain isolement, une indépendance totale pour n'être pas orientalisante ni mondaine, pour coller à son sujet. L'auteur n'avait pas d'image de lui-même à défendre. Qu'était-il à l'époque pour le milieu musical français? Il est très important, pour son évolution, que Pierre Henry se soit ainsi trouvé, avec sa contribution à la naissance de la musique concrète, placé tout jeune sous les feux de l'histoire, et qu'après son départ de la Radio, ces feux se soient détournés de lui. Sans cette mise à l'écart acceptée, assumée, nous n'aurions pas eu cette œuvre évacuée, vidée, faite dans une espèce de désert.

L'œuvre au ballet, puis au concert

La version ballet du Voyage est créée le 29 avril 1962 à l'Opéra de Cologne, avec la chorégraphie de Béjart, les costumes de Germinal Cassado et les projections de Thierry Vincens. Lothar Hofgen danse le rôle du Voyageur, que reprendra Jorge Donn. Béjart a imaginé à partir du découpage de Pierre Henry une action sur deux niveaux : “de la rampe tombent des morts, un talus très escarpé crée un deuxième plan de jeu sur lequel passe une progression très macabre d'hommes piétinant (monde des vivants). Au-dessus pendent des motocyclettes avec leurs conducteurs, créant un mélange surréaliste d'une fascination extraordinaire” , raconte le chroniqueur du Kölner Rundschau. Dans cet ensemble spectaculaire, la musique se fond complètement, et certains critiques n'y entendent qu'un flux désordonné. Le Kölner Rundschau parle, avec honnêteté, d'une musique d'accompagnement comprenant surtout des thèmes obstinés “dont il est difficile de savoir s'il s'agit d'un " ostinato " musical ou de la marque d'un procédé technique”. Mais Klaus Geitel, dans Die Welt, s'aventure à porter un jugement, à donner des impressions ressenties. “L'univers semble résonner et pousser des cris plaintifs. Jamais auparavant la musique électronique n'avait été aussi subtile et ne s'était tant abstenue de tous les effets vulgaires. Elle est devenue malléable et sensitive au cours de la création commune de cette œuvre.”

Le Voyage est donné un mois à Cologne avec un certain succès dans la version mono originale. En juillet 1962, Pierre Henry réalise une version stéréo et fixe la version de concert définitive de 50 minutes, celle qui sera gravée sur disque. Cette version est créée à Paris le 21 décembre 1962, au cours d'un concert privé donné chez Gunther Sachs. Plusieurs critiques sont présents, parmi lesquels Antoine Goléa, qui remarque avec justesse que cette musique est “naturaliste plutôt qu'idéelle. Le deuxième mouvement fait penser à Janequin, un Janequin qui aurait connu les moyens électroniques”. Une création ouverte au public aura lieu le 25 juin 1963, à l'Eglise Saint-Julien le Pauvre, à Paris, et j'y étais présent avec mon père. Ce fut mon premier contact avec cette musique, et une des sources de ma vocation.

Le style du Voyage est aux antipodes de la recherche de discontinuité et d'articulation de La Noire à soixante (une pièce antérieure de Pierre Henry dont je republierai plus tard également l'analyse). S'il y a dans ce Voyage beaucoup de montage de détail, c'est un montage inaudible et sans coutures apparentes, sauf à une écoute très attentive et très technique. Sauf dans son troisième mouvement, ce n'est pas une musique qui déroule un texte discontinu, elle se présente plutôt comme un phénomène naturel ou biologique, comme la musique du corps et des éléments, comme, pour citer le Livre des Morts tibétain lui-même, le “son naturel de la Réalité”. Il faut - c'est le pari tenté et réussi - qu'elle ait l'air d'exister dans la nature à l'état brut, d'être non-intentionnelle.

Le matériau sonore du Voyage présente cette qualité exceptionnelle d'être à la fois brut, rugueux et épuré. Comme un caillou naturellement poli, pas comme un plastique astiqué, il se donne l'air d'exister là, non raboté, non verni, dans son essence. Pour parler clair, il y a des musiques qui sont comme des tables en bois, c'est-à-dire qu'on y perçoit très bien un matériau qui a été taillé, poli, raboté, verni, assemblé selon une forme préconçue, et d'autres musiques - plus difficiles à réussir - qui sont un arbre, c'est-à-dire que le son y est traité comme matériau vivant que l'on fait croître, qui pousse ses branches, etc., pour aboutir à un objet, à une entité vivante qui semble s'être faite d'elle-même. C'est le cas du Voyage.

L'argument de la musique du ballet, et de la pièce de concert qui en a été tirée, adopte pour scénario la pire des éventualités envisagées par le Livre des Morts tibétain : rater toutes les occasions de libération, rester bloqué dans sa peur, et renaître, prisonnier de la “matière-désir”, belle expression du programme que nous reprenons à notre compte, pour désigner le son tel que Pierre Henry le vit et le met en œuvre : l'objet miroitant du désir, toujours en fuite et toujours à reconquérir.

Description des sept mouvements

1) Souffle 1, qui correspond au moment de la mort, est constitué d'une seule coulée de souffle, qui passe par trois états différents. En l'écoutant attentivement on peut y discerner des canaux , des branches séparées, mais celles-ci ne sont pas des voix distinctes et autonomes, elles sont soudées par le même mouvement d'ensemble. De 0' à 1'20", le souffle est encore un flux abstrait, continu et calme, seulement pulsé par de légères oscillations dans l'aigu; un souffle qui ne vient de personne. Mais à 1'20" intervient l'élément humain, sous la forme d'une expiration et d'une inspiration brèves, suivies de violentes vibrations qui sont comme des frictions contre la paroi des fosses nasales. On sait que tout son, de caractère organique, comme la voix, déclenche dans le corps de celui qui l'écoute d'infimes réactions mimétiques. Peut-être est-ce pour cela que ces sons vrombissants sont à la limite du supportable, car ils résonnent dans notre propre cloison nasale.

De 1'20" à 4'24", le son est donc accidenté par de violents vrombissements dont on ne sait pas - c'est l'incertitude même du malade ou du mourant - s'ils viennent du corps ou de l'extérieur. “Mille voix chuchotées, mille voitures, mille trompes marines”, suggère l'argument, qui parle aussi d'un “vent qui se rapproche, et que le mourant reconnaÍt être sa propre respiration”. Toujours cette incertitude, cette alternance, cet échange entre ce qui se passe dans le corps et ce qui se passe à l'extérieur, l' “Innenwelt” et l' “Aussenwelt”. C'est aussi la traduction, à un niveau très physiologique, du sujet même du Voyage : ces apparitions qui me terrifient, me captivent ou m'émerveillent me sont-elles extérieures, ou sont-elles des projections de moi-même, que je méconnais comme telles ? Dans sa façon de projeter son corps dans les sons, Pierre Henry fait une musique qui ne cesse d'incarner cette incertitude, cette ambivalence et en fait son principe moteur.

Jusqu'à 4'24", le souffle est donc rugueux, pénible, accidenté, comme si la coulée de souffle devait forcer une résistance des orifices trop étroits, l'obstination à vivre du mourant, et à 4'24”" se produit une explosion qui catapulte le son, de l'espace fermé et restreint où il évoluait, dans un espace énorme et ouvert. Le passage étant libre, le son devient lisse et s'écoule sans accidents, s'éteint très lentement et progressivement, comme jusqu'à l'épuisement naturel de la capacité de souffle contenue dans le corps, qui se vide comme un ballon crevé.


2) Après la mort 1 (Fluide et Mobilité d'un larsen), moment où apparaît la Claire Lumière, long mouvement qui est un ruissellement sans hâte de petites durées, de petits phénomènes scintillants ou glougloutants, est un sommet de la musique, proche de certains adagios de Schubert, et en particulier de celui du Quintette à deux violoncelles. Des oscillations de Larsen fines, aiguës et flûtées, ou au contraire graves et lentes, dans le rythme alternatif d'une respiration, forment un continuum organique sans rupture sur le fond duquel se détache un très curieux et fascinant son intermittent, un personnage sonore de type êtricule (j'appelle ainsi dans l'œuvre de Pierre Henry ces personnages sonores évoquant de petits êtres vivants agités) que nous appelons l'”Insaisissable”. C'est un petit clapotis imprévisible, toujours différent, dont on ne peut fixer les formes dans la mémoire, ni prévoir quand il reviendra. L'”Insaisissable Objet”, qui est le sujet de ce mouvement (la Claire Lumière qu'on ne peut atteindre) et qui est un des thèmes majeurs de la musique concrète : comme le furet, il court, il est passé par ici, il repassera par là, il est toujours là et toujours en fuite.

Pourquoi insaisissable ? Parce qu'il est impossible d'en retenir et d'en former dans la mémoire une image réduite à des éléments abstraits, à une structure. Animalcule protoplasmique, qui n'arrête pas de gigoter et de changer de forme, de disparaître et de réapparaître, il n'a ni rythme ni couleur, et pourtant c'est toujours bien lui qui revient. Il est le son à l'état sauvage, non captif, comme un piège pour l'attention. Son intermittence, ses cycles d'apparitions et de disparitions rappellent ce jeu que Freud a repéré et analysé, chez le petit enfant, comme constitutif de la relation à l'objet : le jeu de la petite bobine que l'enfant fait disparaître et réapparaître, sans se lasser. “Fort ! Da !” : il est parti, il est là. C'est cette vacillation de l'objet que Pierre Henry traduit souvent dans sa façon de jouer avec l'objet sonore. Car cet “objet sonore” de la musique concrète a pour particularité d'être le plus fuyant qui soit, quelque facilité que cette musique offre pour le capturer sur la bande magnétique ou sur l’ordinateur. Cela peut sembler paradoxal, pour qui croit que la musique concrète permet justement de posséder l'objet sonore sous forme fixée, de le répéter semblable à lui-même par la mise en boucle.

Or, c'est quand on tient l'objet de cette façon qu'on s'aperçoit justement qu'il vous échappe, qu'il est essentiellement fuyant, par opposition à une structure mélodique ou harmonique traditionnelle qui peut être contractée, transposée, qui possède donc une certaine solidité logique hors-temps dont témoigne, dans la musique classique, l'identité structurelle entre le vertical et l'horizontal, le fait qu'un accord, arpégé ou plaqué, conserve grosso modo la même fonction harmonique. Mais l'objet sonore de la musique concrète, lui, reste un phénomène insaisissable, où il est impossible de distinguer ce qui a une fonction (ce qui est pertinent , en termes linguistiques) et ce qui n'en a pas. Il est à prendre ou à laisser tout entier, il reste un agrégat de caractères sonores complexes, impossibles à arracher au temps et dont toujours quelque chose nous échappe.

Fluide et Mobilité d'un larsen comprend six sections qui s'enchaînent l'une à l'autre sans rupture, par fondu-enchaîné, et où l'”Insaisissable” se fait entendre presque de bout en bout. Ces différentes sections correspondent à des zones différentes de la tessiture, associées à des vitesses différentes : aigu et très rapide, médium et modéré, grave et lent. Seul l' “Insaisissable”, tout en changeant constamment, reste dans la même zone de l'Ècoute, immatérielle et limpide. Si cette musique nous évoque une vie dans les limbes, une vie intra-utérine, est-ce à cause du caractère aquatique de l'Insaisissable, ou de la couleur particulière de tous les sons, qui évoquent peut-être l'univers auditif de l'embryon ?


3) Après la mort 2, mouvement en six parties, est au contraire découpé en sections bien distinctes séparées par de brefs silences et construites sur l'alternance en quinconce de deux éléments contrastés : A, B, A', B', A", B". Les séquences A, A' et A" sont faites de larsens et de sons électroniques rugueux et lugubres, qui résonnent dans le vide et jettent des reflets ternes et glauques en tournant lentement sur eux-mêmes. La section A (0' à 1’32") comprend deux parties dont la seconde est faite de cris brefs isolés qui se découpent dans le silence, où ils résonnent comme des appels que le mort lance aux vivants qui ne peuvent le voir. C'est le premier moment de l’œuvre où le son semble vouloir communiquer un message, avec ces signaux bien découpés et discontinus. La section B (à 1’32") est faite de sons très mobiles créés à la bande hachurée à partir de la voix de François Dufrêne et qui évoquent des cris horribles et furieux : ces sons, étagés sur deux ou trois voies qui se relaient et se pourchassent, sont curieusement proches de l'Insaisissable, mais en plus violent et granuleux. La section A' (de 2'35" à 4'19") est en deux parties, et fait entendre à nouveau des appels en sons isolés. Dans son effort pour émettre, le son arrive même à former un embryon de cellule musicale de deux ou trois notes, qui représente le maximum de ce que l'être peut articuler. On n'entendra dans l’œuvre rien de plus ressemblant à une mélodie traditionnelle que cette maladroite cellule de deux à trois sons. Les sections B' et B" (de 4'23" à 5'15" et de 6'31" à 7'38") reprennent les sons de la section B, à chaque fois en plus déchaîné, et la section A" (5'17" à 6'29") reprend les larsens rugueux des sections A et A", qui retournent à une espèce de continuité, d'indifférenciation originelle, comme s'ils renonçaient à communiquer.


4) Divinités paisibles, le centre de l’œuvre, est comme nous l'avons dit, entièrement conçu sur la forme en “delta”, aussi bien au niveau de sa forme générale que des sons qui le constituent. Comme un train qu'on entend passer (ou symétriquement, ce qu'on voit passer d'un train en marche), il naît de loin, passe en trombe, et s'éteint. Un son en delta est comme une vie éphémère à lui tout seul. Les sons de Divinités paisibles flottent ainsi dans une espèce de vide, dont ils émergent et où ils retournent perpétuellement; aucun de ces sons n'est relié à l'autre par une loi d'action-réaction, leur succession est un pur défilement d'événements qui n'arrêtent pas d'apparaître et de disparaître, hypnotiquement, chaque son ignorant l'autre.

La forme du mouvement emprunte le modèle A-B-A', la partie B étant plus animée, plus lumineuse que les deux autres qui l'encadrent. La partie A commence par une exposition où des sons medium graves et rugueux d'abord tenus puis de plus en plus “profilés”, s'installent lentement dans la durée, au sein d'un espace vaste et sans repères. Dans cette continuité, la forme en delta s'affirme peu à peu, se dégage, s'accentue, comme un angle obtus qui se ferme progressivement. La partie B s'enchaîne sans interruption à A, à 4'21", et commence par des sons plus aigus, plus clairs qui viennent de très loin. La profondeur s'ouvre à son maximum, et c'est le moment du Voyage où l'espace est ouvert le plus largement, par opposition à l'espace clos et amorti du deuxième mouvement. Les sons de B sont des balancements aigus et grinçants de tiges vibrantes, dans une zone scintillante et hallucinée, qui oscillent avec une amplitude de plus en plus grande, dans un vaste mouvement de va-et-vient en “delta”, avant de se résorber, à 7'26", dans le lointain dont ils étaient venus. La partie A' retrouve les sons moins clairs, plus graves et sinistres de A et les enchaîne à un rythme plus rapide. Tout ce mouvement, qui est d'une grandeur et d'une beauté surréelles, est une réussite dans l'art du montage et du mixage invisibles.


5) Divinités irritées est une développement bref et violent sur les sons de cris déjà entendus dans Après la mort 2, les sons d' “oiseaux furieux”, pour employer l'image par laquelle Pierre Henry les qualifie pour son compte. C'est la terreur à l'état pur, informelle, aveuglante. Le matériau sonore, le phrasé avec lequel il est conduit, tout vise à prendre l'auditeur par surprise. Ce n'est pas la dernière fois qu'on verra chez Pierre Henry la recherche d'une désorientation systématique de l'écoute, où plusieurs voies se relaient et se superposent de façon à ne pas laisser de répit à l'oreille, qu'elle ne sache plus où “donner de la tête”, parce que quand un son làche prise à gauche, déjà un autre attaque à droite.


6) Le couple. Du deuxième au cinquième mouvement, on était dans un temps délié, dans des cycles ou des alternances virtuellement infinies d'apparitions et de disparitions. Aucune loi dans l'enchaînement des sons n'indique une borne où cette succession doit finir. Avec Le Couple, où le Voyageur, après avoir refusé les occasions de libération, réintègre l'univers du désir, on retrouve une forme fermée, dramatique, celle d'un crescendo implacable, brûlant, accumulant une tension qui monte jusqu'à l'insupportable. C'est une évocation très sombre du désir, dans l'optique bouddhiste, où le désir est la cause de la souffrance. Les sons du Couple, des larsens et des sons électroniques rugueux, ont une couleur voisine de ceux qui forment le début des Divinités paisibles, mais au lieu d'être formés dans des évolutions en delta, au lieu de se perdre dans le vide, ils coulent continuellement dans une direction, comme des ruisseaux le long d'une pente, rejoints au fur et à mesure par d'autres ruisseaux qui se fondent avec eux en un seul courant de plus en plus grondant, accumulant une énergie cinétique énorme. Leur spectre sonore, d'abord terne et restreint, dans le médium, s'élargit peu à peu vers le grave et l'aigu, par de nouveaux apports. C'est la partie du Voyage où les sons occupent le plus largement l'espace harmonique.


7) Le dernier mouvement, Souffle 2, débute par un souffle lisse et droit, sans aspérités, impersonnel. Comme dans Souffle 1, il y a un flottement, une alternance, des basculements entre l'espace extérieur balayé par le vent aigu de la réalité et l'espace intérieur du corps, de la respiration qui revient à l'homme renaissant, en même temps que s'efface en lui le souvenir du Voyage. A la fin, comme le dit l'argument écrit par Pierre Henry, “la respiration s'accorde au vent démentiel”, les échanges entre le monde extérieur et le monde intérieur, qui constituent la vie, et que symbolise la respiration, s'harmonisent et se régulent. A 3'14", le souffle, jusque-là lointain et impersonnel, dans un espace large, devient proche et personnel, le Renaissant le reconnaît pour sien, et à 4'11" environ, son écoulement devient lisse et apaisé, l'équilibre entre l'intérieur et l'extérieur s'est établi. “L'être retrouve une terre hostile et dure.”

Précisons que les minutages donnés ci-dessus se réfèrent à la version gravée sur disque compact dans le coffret Mix, non à celle du disque vinyle original, dont elle diffère très légèrement.

Entre interne et externe

Le coup de génie de Pierre Henry est d'avoir su, dans cette évocation de la mort, de l'après-mort et de la renaissance, dégager l'essentiel : le phénomène de miroir qui met en relation “ce qui vient du corps” et “ce qui vient de l'extérieur”. Dans les états physiques ou mentaux extrêmes, les impressions du corps propre sont mélangées à celles qui viennent de l'extérieur. C'est dans cette zone indécise et troublante que Le Voyage nous entraîne. Les sons du Voyage ont une ambiguïté fascinante entre l' humain et le non-humain . Ils peuvent être ce genre de sons que l'on émet dans un état second, que l'on crie sans s'en apercevoir. On pourrait se réveiller d'une écoute du Voyage et s'apercevoir que ces sons qu'on croit entendre, c'est de nous qu'ils sortent. Le Voyage se situe à l'exact milieu entre l'externe et l'interne, l'intentionnel et le non-intentionnel, le minéral et le vivant, aux limites flottantes de la conscience de soi. Dans leur façon de se localiser par rapport au corps, les sons du Voyage maintiennent une ambiguïté fascinante. Un grand musicien indien, entendant cette œuvre, fut frappé par la manière dont ces sons semblaient ne venir de nulle part, naître dans l'espace d'une manière encore inconnue.


Michel Chion, 1974, révisé en 2017.