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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : J

17 octobre 2021

Teshigahara / Hergé / Melville / Loach / Johns / Freud / Servan-Schreiber / Goldman / Rimbaud / Demeny / De Nerval / Goethe / Nadar / Baudelaire / Vigny / Fléchelle / Joyce / Péguy / Prévert

« Je » peut se dire en japonais par une expression qu'on peut translittérer watashi wa, mais qui, comme en latin, ou dans d'autres langues latines que la nôtre, n'est pas nécessaire. Dans cette scène du film admirable de Teshigahara Le Visage d'un autre, 1966, dont j'ai déjà parlé il y a sept ans déjà (Entre deux images n°2), il me semble pourtant l'entendre, quand le héros, victime d'un accident, se promène dans le début avec le visage couvert de bandelettes.

Prenons l'expression « je ne sais pas ».  En japonais, dans certains contextes, c'est « Wakarimasen » (分かりません) . « Nescio », dit le vieux latin, verbe et négation en un seul mot, mais pas d'« ego », puisque celui-ci est impliqué par la forme verbale.  « No sé », disent les Péruviens interrogés par le capitaine Haddock dans l'album d'Hergé Le Temple du soleil, qui m'a donné ma première idée de l'espagnol, « ne sais pas ». « Non lo so », ne le sais pas, dit l'Italien. Mais en allemand : « ich weiß nicht », avec ce Ich qu'on ne peut éluder sans être évasif ou impoli, я не знаю (Ya ne znayu), en russe, et ainsi de suite.

Je prends cet exemple de la phrase « je ne sais pas » car je me rappelle - avec le tout petit, très lointain, mais toujours sensible écho d'un sentiment de mortification  - la voix de mon père quand il me renvoyait, en la singeant comme font certains parents, la façon piteuse dont l'enfant que j'étais avait pu dire ou plutôt bredouiller, en réponse à une question qui lui était posée:  « j'sais pas », au lieu du « je ne sais pas » censé être correct mais qui me semblait artificiel. Le « je ne peux pas» français peut s'élider, c'est sa fragilité à l'oral, en « j'peux pas », « j'veux pas », « j'sais pas », « j'crois pas », qui peuvent être humiliants pour le sujet s'exprimant ainsi, comme si on y voyait le « je » se carapater, se faire pâteux, petit (le célèbre « I would prefer not to » du Bartleby de Melville, comment pourrait-il se traduire exactement?).  On peut ajouter « moi »,  mais le « Moi je » est alors suspect de forfanterie. Bref, le « je » de la langue française , auquel me fait penser forcément la lettre « j », n'est pas un cadeau dans la conversation, alors qu'il vient tout naturellement dans l'écrit.

J'observe d'ailleurs que les formulations « Moi je », « Toi tu », « Lui il », etc..., continuent de ne pas appartenir à la langue écrite officielle.

Nous venons de regarder, avec retard, le poignant et très humain film, I, Daniel Blake, de Ken Loach, Palme d'or à Cannes en 2016, sur un menuisier (Dave Johns) privé de son travail. Ce film est sorti en France sous le titre : Moi, Daniel Blake qui donne au I anglais une tonalité différente, celle de la forfanterie, non celle de la dignité de sujet.

En allemand la première personne, « Ich » peut facilement se substantiver, et Freud a pu décliner « das Ich », « das Über-Ich », sans rien changer. Le français doit parler du Moi et du Surmoi, et donc gonfler le « Ich » freudien, tandis que l'anglais, pour traduire Freud, préfère passer par le latin « Ego ».

J avec majuscule est aussi l'initiale fière de prénoms très courants en français, et qui semblent indifférents aux modes: Jean, Jacques, ce qui, lors de la grande période des prénoms composés, a donné une foule de Jean-Jacques... Un homme de presse important, qui avait fondé le journal L'Express, Jean-Jacques Servan-Schreiber,  s'était vu attribuer le sobriquet de JJSS. Mais si l'on dit ce prénom aujourd'hui, son porteur le plus populaire est évidemment le chanteur Jean-Jacques Goldman.

« Je est un autre ». Dans la célèbre lettre enflammée d'Arthur Rimbaud à son ami Demeny, du 15 mai 1871, le caractère frappant de la formule consiste à tordre la grammaire et à faire suivre le « Je » par  la troisième personne du singulier du verbe être, à faire du « Je » une troisième personne. Il est d'ailleurs écrit par le poète: « Car Je est un autre »,  ce qui souligne que la majuscule ne vient pas en position de première lettre d'une phrase, mais d'initiale, hissant un pronom au statut d'un nom propre.

Cela m'a donné l'idée de rassembler une demie-douzaine de poèmes français à la première personne du singulier, et il n'en manque pas. Pour la plupart d'entre eux, je renvoie à Internet, sur lesquels on les trouve in extenso.

1)  À tout seigneur, tout honneur, le magnifique sonnet de Rimbaud qui commence par : « Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ». Parmi d'autres textes de Rimbaud, il sent la route, le plein air et la campagne comme peu de poèmes français. Le pronom possessif s'applique ici à des objets humbles, « mes poches », « ma culotte », « mes souliers », mais aussi il peut s'approprier le cosmos: « Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou ».

2)  Un autre sonnet du XIXe siècle, l'extraordinaire El Desdichado, de Gérard de Nerval. Sacrilège, certains sites scolaires ne respectent pas les effets visuels graphiques – italiques, lettres capitales -,  qui en font déjà un spectacle pour l'oeil, c'est pourquoi je me fie à une version tirée d'une Anthologie chez Gallimard, parce que celle-ci me semble plus proche de la graphie et de la ponctuation originales :

« Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phoebus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la Syrène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée. »

Je n'en trouve pas deux versions pareilles: telle édition met des majuscules ici et pas là, telle autre n'en respecte aucune, et une troisième néglige les mots et noms en italiques. Or, ces effets sont l'équivalent d'une oralité figurée, tout en étant imprononçables. C'est la magie de la poésie quand on la lit. On sait que Nerval avait traduit Goethe, et que mettre la majuscule à des substantifs, comme en allemand, lui semblait naturel. A part cela, Nerval ne se gêne pas pour faire rimer « inconsolé » avec « consolé », mais c'est tellement beau qu'on lui passe cette facilité. Le « je » est ici alternativement interrogatif et affirmatif. C'est un « je » qui s'interroge sur son identité.

Ci-dessous une photo de Nerval par Nadar peu avant le suicide du poète (ou son assassinat, on ne sait, rue de la Vieille-Lanterne à Paris, à l'emplacement de l'actuel Théâtre de la Ville). Parmi les portraits faits par Nadar de ses contemporains, celui-ci est le plus bouleversant. Nerval est devant nous au présent.

3)  Le magnifique Cygne de Baudelaire, avec sa façon de passer du coq à l'âne, de la mythologie gréco-latine (« Andromaque, je pense à vous ») au quotidien de la rue parisienne que les grands travaux haussmanniens détruisent (comme dans la strophe sur la « négresse amaigrie et phtisique », précisons que « nègre » et « négresse » à l'époque n'avaient en français aucune connotation raciste), avec une telle simplicité et une telle compassion pour tous les blessés et souffrants, que le « je » est ici le support non de l'infatuation, mais de la sensibilité.

4)  La Maison du berger, de Vigny : le père de Geneviève Fléchelle, la dame qui nous a élevés mon frère et moi, avait été berger près de Wavignies, et il vivait dans une maison roulante, comme celle où Vigny invite son amie à venir avec lui.

« Je verrai, si tu veux, les pays de la neige,
Ceux où l'astre amoureux dévore et resplendit,
Ceux que heurtent les vents, ceux que la mer assiège,
Ceux où le pôle obscur sous sa glace est maudit.
Nous suivrons du hasard la course vagabonde.
Que m'importe le jour ? que m'importe le monde ?
Je dirai qu'ils sont beaux quand tes yeux l'auront dit. »

Ce poème incohérent et en coq-à-l'âne assume, comme celui de Baudelaire, la liberté d'une improvisation, de ce « courant de conscience » qu'un Joyce n'avait pas encore introduit dans le roman. Il contient aussi un autre « je » que celui du poète : c'est la prosopopée de la Nature, dont je parle dans le n°77 du blog Entre deux images.

5)  L'immense monologue en vers libres Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu, de Péguy, qui fait parler ni plus ni moins que... Dieu le Père, tel en tout cas que l'imagine un personnage nommé Madame Gervaise ; Dieu qui se félicite, se congratule d'avoir inventé entre autres l'Espérance (la deuxième vertu théologale, d'où le titre, entre la Foi et la Charité) et la Nuit. J'ironise mais le poème m'émeut beaucoup, notamment l'hymne à la Nuit qui en constitue la fin. Le Dieu qui parle ainsi oublie parfois qu'il est Dieu, alors il parle de lui à la troisième personne.

6)  Un bref poème de Jacques Prévert, dans le recueil Paroles. Là, je triche, puisque le « je » devient « nous », la première personne du pluriel le plus modeste, lorsque ce pluriel se réduit à deux. On ne fait pas plus beau et pur avec les mots et les tournures les plus simples. Ce génie n'est pas donné à tous. Attention : les vers libres non rimés et non ponctués doivent être disposés au milieu de la page, centrés, ce que ne respectent pas toujours les versions accessibles sur Internet. Ce n'est pas parce que cela s'appelle Paroles qu'il faut le disposer n'importe comment dans l'espace. Ici, je me suis fié à mon exemplaire imprimé du Livre de Poche, avec sa typographie particulière.

« Quel jour sommes-nous
Nous sommes tous les jours
Mon amie
Nous sommes toute la vie
Mon amour

Nous nous aimons et nous vivons
Nous vivons et nous nous aimons
Et nous ne savons pas ce que c’est que la vie
Et nous ne savons pas ce que c’est que le jour
Et nous ne savons pas ce que c’est que l’amour. »