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CINQ FOIS DEUX MOTS, 4. La rime et la raison

1 octobre 2023

La suite de ce poème de Stéphane Mallarmé intitulé modestement Petit air II est ce deuxième quatrain :

« Voix étrangère au bosquet

Ou par nul écho suivie,

L’oiseau qu’on n’ouït jamais

Une autre fois en la vie. »

Ainsi la phrase est-elle achevée, et l'on peut comprendre (à condition d'avoir envie d'y chercher un sens et un ordre) que « l'oiseau » est le sujet de « a dû éclater ». Ce poème en vers de 7 pieds (heptasyllabes), parti d'un chant venu de là-haut, d'un cri qui ne se répète pas et dont on n'est même pas certain qu'on ne l'ait pas imaginé, ne finit pas là. Il comprend encore six vers, dont les deux dernières rimes, soit « entier » et « sentier », nous ramènent au ras du sol. Des rimes comme souvent chez Mallarmé très riches, occupant deux syllabes voire presque trois, comme dans cet autre exemple tiré du Sonnet III :

« Ma faim, qui d'aucuns fruits ici ne se régale,

Trouve en leur docte manque une saveur égale. »

« Se régale/saveur égale », bravo l'artiste ! L'exigence de Mallarmé étant que malgré tout, cela ait un sens, et se conforme aux exigences prosodiques de son époque : par exemple, il alterne presque toujours systématiquement les rimes dites masculines (« dû » / « perdu ») et les rimes dites féminines avec « e » muet (« s'y lance » / « silence »), comme le faisaient les poètes et les dramaturges français après Malherbe. Vous pouvez ouvrir à n'importe quelle page le théâtre complet de Corneille ou de Racine, ou bien chercher au hasard dans l'énorme production poétique de Victor Hugo, cette alternance sera toujours là. Y compris – voir plus bas – dans l'hymne national : « Patri-e » / « arrivé », « tyranni-e » / « levé ». Cela au moins jusqu'à Verlaine.

Le-son-qui-ne-se-répète-pas et qui n'a lieu qu'une fois, celui que pousse l'oiseau, a hanté Mallarmé, notamment dans son extraordinaire conte en prose nommé Igitur, dont nous n'avons que les esquisses et qui comporte des formules comme « le choc unique des portes du tombeau », « le battement ouï, dont le bruit total et dénué à jamais tomba en son passé », mais je ne dois pas être le premier à y voir le symétrique de la rime ! La rime, qui est une répétition de sonorité et non de mot. Elle va souvent par deux, ou, chez Dante dans toute la Divine comédie, par trois (la fameuse « terza rima »). Dans le sonnet traditionnel classique, il faut placer au moins quatre rimes masculines (par exemple dans le Recueillement de Baudelaire, « voici », « souci », « merci », « ici ») et quatre féminines (dans le même poème : « tranquille », « ville », « vile » et « servile »).

La rime est un plaisir enfantin, celui de voir ou d'entendre tinter les mots, auquel j'ai toujours été sensible et dont je ne me suis jamais lassé (j'ai même écrit les paroles rimées de quelques chansons), mais il est intéressant de savoir que ce plaisir est parfois associé, en France en tout cas, à une idée de tourment, de torture. Parce qu'on veut en même temps qu'elle s'accorde avec le sens et la raison, ce qui est quasi-impossible. Ce qui fait la désolation de Nicolas Boileau (1636-1711), dans sa Satire II :

« Maudit soit le premier dont la verve insensée

Dans les bornes d'un vers renferma sa pensée,

Et, donnant à ses mots une étroite prison,

Voulut avec la rime enchaîner la raison ! »

A la fin du XIXe siècle français, on a cru pouvoir en finir avec la rime : ce fut le vers libre, ou mille autres solutions qui n'ont pas empêché la rime de perdurer, chez Paul Valéry par exemple, contemporain de Claudel et de ses versets non rimés.

Quant à la poésie française libérée de la rime, on ne dira pas qu'elle libère la raison et qu'elle rétablit un discours immédiatement intelligible, voir René Char ou Olivier Larronde.

Parfois même elle devient sinistre, cesse d'être amusante en même temps qu'élevée. On dirait que l'évitement de la rime la rend guindée. Voici un poème du grand Guillevic (1907-1997) :

« Pénible d’éprouver

Qu’on n’a presque rien révélé

De ce qu’on porte

Et qui vient de ce monde

Inentamé, si lourd

Toujours plein de ces choses

Qui serinent

Qu’on les délivre. »

Certes, cela ne résume ni Guillevic, ni la poésie française du XXe siècle, mais il y a là quelque chose – c'est le cas de le dire – de pesant.

Ce qui était merveilleux chez Jacques Prévert (1900-1977), qui a pratiqué le plus souvent le « vers libre » comme on dit, c'est que sa poésie n'était phobique de rien du tout. Quand elle rencontrait la rime, elle la fêtait au passage puis elle continuait. Je pense à ce texte que j'ai d'abord connu comme chanson, avec la musique si simple et si aérée de Joseph Kosma, chantée par les Frères Jacques : En sortant de l'école :

« En sortant de l'école

Nous avons rencontré

un grand chemin de fer

qui nous a emmenés

tout autour de la terre

dans un wagon doré, etc... »

« Ecole » n'a pas de rime, mais ça ne fait rien ! les rimes sont pauvres voire défectueuses quand il y en a, quelle importance ! Car on ne fait pas plus fluide, plus dynamique, plus enchanteur.

Lorsqu'à un moment donné, deux vers de ce poème riment plus classiquement :

« La lune et les étoiles

Sur un bateau à voiles »

.. on est content et amusé, dans la chanson, d'entendre la rime magnifiée par l'accent plus solennel que prend alors la musique (je recommande pour l'entendre la très belle version d'Agnès Capri, mais elle n'est pas que je sache sur YouTube).

Dans mon blog Entre deux images n°9 de janvier 2015, auquel je renvoie, je proposais l'expression de « point de rime ». Ma thèse est que l'errance de la rime dans la musique populaire d'aujourd'hui la fait parfois se confondre avec l'équivoque et ce qu'on appelle le « double-entendre », ou avec le jeu de mots. Et que la rime a été corrompue par l'usage qu'en fait la publicité. Mais elle s'en remettra.

Car la rime libère tout et rien, elle fait écrire et chanter des bêtises mais pourquoi pas - et aussi, elle fait qu'on se les rappelle. Si par exemple, telle chanson ancienne du ténor de charme Luis Mariano, Mexico, entendue quand j'étais petit sur Radio-Luxembourg, continue de me trotter dans la tête, c'est grâce à cette force mnémotechnique. Écrite par Raymond Vincy pour une opérette, elle joue principalement sur les rimes féminines en « enne / aine», et masculines en « o / eau ». C'est logique, puisqu'il s'agit de Mexico et de ses Mexicaines !

« On a chanté les Parisiennes,

Leurs petits nez et leurs chapeaux »

… avec quoi rime plus tard :

« On prétend que les Norvégiennes,

Filles du Nord, ont le sang chaud. »

N'importe quoi ! Mais combien c'est amusant de dire ou d'entendre de telles bêtises... grâce à la rime.

La rime aussi libère l'inconscient et fait venir de drôles d'images, de drôles d'idées. Dans notre hymne national, c'est le couplet en mode mineur :

« Entendez-vous dans les campagnes

Mugir ces féroces soldats ?

Ils viennent jusque dans vos bras

Égorger vos fils, vos compagnes ! »

Le « jusque dans vos bras » (ou « dans nos bras », selon les versions) évoque des images de troublants corps-à-corps. Or, il semble avoir été amené par la nécessité de rimer avec « soldats », mais en même temps il fait passer de l'inconscient, semble dire une des vérités de la guerre.

Le poète et critique Sainte-Beuve a déploré quelque part que Hugo se soit laissé entraîner par les rimes à créer des associations farfelues défiant la raison. Gide au contraire trouvait merveilleux la façon dont chez Hugo la rime fait se lever des images. Ainsi dans A la fenêtre la nuit, poème de 1854 :

« L'astre est-il le point fixe en ce mouvant problème ?

Ce ciel que nous voyons fut-il toujours le même ?

Le sera-t-il toujours ?

L’homme a-t-il sur son front des clartés éternelles ?

Et verra-t-il toujours les mêmes sentinelles

Monter aux mêmes tours ? »

Contrairement aux mots abstraits et conventionnels « éternel » et « toujours », les « sentinelles » et les « tours » semblent suscitées par la rime, et être nées du son. Images vivantes et concrètes, bien que destinées à illustrer un questionnement très rationnel sur la finitude possible de l'univers.

J'ai commencé par un poème de Mallarmé. La rime irrégulière en même temps que pauvre de son deuxième quatrain (« bosquet » et « jamais »), cas unique chez ce poète, a suscité des commentaires que vous pouvez trouver sur Internet. Car Mallarmé était scrupuleux sur ses rimes et sa prosodie. Cela n'a pas empêché qu'à cause de l'hermétisme apparent de ses vers, on l'ait estimé fou : jugement que portait sur lui Edmond de Goncourt. Il y voyait des rimes sans raison.

La locution française « sans rime ni raison » (sur le modèle de « à cor et à cri » ou de « sans tambour ni trompette »), accouple pourtant les deux mots, comme s'ils étaient à la fois enchaînés, pour citer Boileau, et tirant à hue et à dia. C'est l'occasion de citer, pour sortir du domaine français, cette délicieuse remarque que fait l'écrivaine, peintre et sculptrice britannico-mexicaine Leonora Carrington (1917-2011), dans son génial roman, Le cornet acoustique :

« At times I had thought of writing poetry myself but getting words to rhyme with each other is difficult, like trying to drive a herd of turkeys and kangaroos down a crowded thoroughfare and keep them neatly together without looking in shop windows. There are so many words, and they all mean something. »

Ce qui donne dans la traduction d'Henri Parisot :

« A diverses époques, j’ai songé (...) à écrire des vers, mais faire en sorte que les mots riment l’un avec l’autre est vraiment très difficile, c’est comme si l’on essayait de conduire un attelage de dindons et de kangourous en descendant une rue très fréquentée, et de les maintenir bien groupés en les empêchant de regarder les vitrines des boutiques. Il y a une telle quantité de mots, et qui tous signifient quelque chose ! »

Cette citation, et bien d'autres dans une dizaine d'autres langues (car la rime n'est pas une spécialité française), vous la retrouverez dans le copieux article « Rime » de mon Livre des sons, Acoulogon, que j'espère pouvoir publier l'année prochaine, avec votre aide peut-être. On en reparlera. En attendant, vive la rime, et vive la raison !