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MESS 2, feuilleton pour prendre de la distance

11 février 2024

Ci-dessus, Liv Ullmann et Ingrid Thulin, jouant Maria et Karin, deux sœurs fâchées qui font une pause de réconciliation dans le long-métrage de Bergman, Cris et chuchotements. Le souvenir de ma première vision de cette œuvre, à sa sortie en 1973, est lié à ma troisième année au GRM ; Michèle Bokanowski (alors stagiaire), Robert Cahen et moi, membres du Groupe, nous en avons discuté intensément dans la cantine en sous-sol du Service de la Recherche, Centre Bourdan, à Paris. Le film, qui raconte l'agonie atroce d'Agnès, la troisième sœur (Harriet Anderson, toujours de ce monde !) était jugé par certains critiques trop « beau » et « esthétisant » pour l'histoire qu'il raconte, tandis que moi, j'y voyais dépeinte la souffrance physique comme jamais, l'âpreté des rapports familiaux, mais aussi la bonté de cette quatrième femme qui est la servante de la maisonnée, Anna (Kari Sylwan). Michèle avait été frappée par l'extraordinaire sermon que prononce, après la mort d'Agnès, un prêtre (Anders Ek), qu'a déserté l'espérance. Et la fin de Cris et chuchotements, avec un épisode de douceur accompagné par une mazurka de Chopin (l'op. 17 n°4 en La mineur), me fait toujours fondre d'émotion. Ainsi que l'ultime son du film : un tout petit tintement.

Ces deux actrices que j'admire, Ullmann et Thulin, je les ai rencontrées en personne séparément : la première, c'était à New York, dans un théâtre de Broadway où elle jouait en anglais la pièce d'O'Neill Anna Christie ; accompagné d'une amie, je l'avais attendue à la sortie des artistes, après le spectacle, pour lui demander de tracer sur mon programme un autographe, que j'ai bien sûr conservé. Cela devait être en 1977 ou 1978. J'avais une passion pour Ullmann, pour son talent et la forme de son visage, notamment sa bouche et son menton. Quand je l'ai vue sur scène « en vrai », sa voix était cassée depuis quelques années en raison de problèmes orthophoniques, mais elle continuait de jouer.

Quant à Thulin, si puissante et intense non seulement chez Bergman mais aussi chez Visconti, je l'ai abordée vers 1985 lors d'un festival à Strasbourg où elle était invitée. Je lui ai proposé une interview – en anglais -  pour les Cahiers du Cinéma où j'écrivais alors. Ce jour-là, elle était assez éméchée et avait l'esprit ailleurs (tout comme le personnage qu'elle joue dans Après la répétition, moins « déchue » toutefois), et l'entretien n'a pas abouti, contrairement à ceux que j'avais déjà obtenus de Mastroianni, Harvey Keitel, Anouk Aimée, Marthe Keller, et d'autres interprètes.

Sur la capture d'image ci-dessus, à partir d'un DVD qui n'est même pas Blu-Ray, j'admire aussi une fois de plus la beauté de la lumière naturelle de Sven Nykvist. Mais j'en arrive au fait :  cette scène a été choisie pour illustrer un effet audio-visuel à propos duquel j'ai été interrogé par quelqu'un qui m'a contacté par mon site. Voici sa lettre, que je reproduis en anonymisant le nom de son auteur :

« Bonjour Michel, je suis ingénieur du son et compositeur pour la télévision et je donne des cours en école de cinéma. Je me base beaucoup sur vos écrits et votre vocabulaire cinématographique concernant le son, et c'est un régal. J'enseigne l'analyse de la bande sonore. Je voudrais vous poser une question. Lorsque dans un film parlant (du registre actuel), nous découvrons une séquence souvent forte en émotion, avec ce traitement sonore spécial : la séquence est traitée avec une musique pour sa continuité et son aspect dramatique, il y a des sons ponctuels, mais seuls les dialogues sont mutés, inaudibles, ce qui donne une dimension flottante, suspendue, soit pour amplifier un climax, une tension etc.... Comment appeler ce genre de traitement ? Pouvons nous parler de passages néo-muets ? Il me semble que vous aviez évoqué ce genre de traitement avec un extrait de la Mariée était en noir de Truffaut(le flashback avec la séquence des amis dans le salon en face de l'église), mais je ne parviens pas à retrouver cet écrit. Merci pour votre éclairage. Respectueusement. X.

J'ai répondu lundi dernier ce qui suit, réponse enrichie depuis de considérations supplémentaires :

« Cher Monsieur,

L'effet que vous mentionnez se retrouve plusieurs fois dans des films parlants et sonores ; il s'agit du cas où une musique non-diégétique - je dis aussi "musique de fosse" (cela serait différent si elle provenait de la situation elle-même : un concert, une émission de radio, etc...) se fait entendre alors que nous n'entendons pas ce que disent dans le même temps les personnages, bien qu'on voie ceux-ci parler .

Je n'ai pas donné de nom à cet effet mais on pourrait l'appeler "effet Mariée", de même que j'ai baptisé certains autres effets que j'ai repérés, du titre d'un film qui les a particulièrement bien illustrés : effet Shining, effet X 27, etc..., voir mon Glossaire bilingue sur mon site.

Forcément, cet effet-là évoque, comme vous le dites, le cinéma muet, mais dans le contexte du cinéma sonore, avec son pré-enregistré et synchronisé, il prend un sens différent. Cela pour deux raisons au moins :

1) parce que le cinéma sonore permet une distinction claire (ou au contraire volontairement incertaine) entre son diégétique et son non-diégétique ;  ici la musique orchestrale de Bernard Herrmann, qui cite et paraphrase le thème de la Marche nuptiale de Mendelssohn, entendu par ailleurs à d'autres moments sur les grandes orgues, est clairement non-diégétique.

2) parce que le même cinéma sonore assure une chronographie (id. voir Glossaire), et une synchronisation fixe et précise (et non fluctuante, comme au temps du muet) entre ce qu'on entend et ce qu'on voit. Et cette synchronisation, qui fait partie du film, peut tout faire basculer en une demie-seconde par un décalage ou un accent particulier.

Le sens dépend largement du contexte. Ici, la scène des paroles-non-entendues, qui nous explique en les visualisant les circonstances qui ont abouti à l'assassinat non prémédité du mari de Julie, au sortir de l'église où celui-ci vient de se marier, relaie le propos du malheureux Morane (Michael Lonsdale), que la veuve Julie (Jeanne Moreau) a enfermé dans un placard pour le faire mourir par étouffement: « je vais tout vous expliquer », s'exclame-t-il. Cela suit un autre moment de flash-back où nous avons assisté au coup de feu mortel sans savoir qui l'a porté et qui est filmé d'un autre point de vue, plus abstrait et surplombant sur la noce. La scène dont vous parlez, venant plus tard, explique la réalité des événements en flash-back (sans l'audition des paroles prononcées au cours de ceux-ci, mais aussi sans la voix de Morane qui raconte), et ensuite nous retrouvons le présent où Morane continue de parler, alors qu'une partie de ce qu'il a dit vient d'être racontée visuellement. Julie a alors le fin mot de l'histoire, ce qui ne la détourne pas de son projet meurtrier.

Une image ne peut pourtant pas être l'équivalent d'une parole, et réciproquement : Morane n'a pas pu tout entendre et voir de ce à quoi nous avons assisté en spectateurs sourds, et d'autre part, un flash-back né d'une parole iconogène (voyez mon Glossaire) est toujours suspect au cinéma soit d'être faux, soit d'être partiel, soit d'être tendancieux, etc... ou bien il peut être conforme à ce qui s'est réellement passé. Tandis que paradoxalement une parole, même mensongère, a sa réalité de parole : « ce qui est dit est dit ». C'est le propre du cinéma.

L'intérêt ici d'avoir substitué des images en flash-back, accompagnées d'une musique dramatisante, à la parole de Morane est de contracter le temps, et aussi de favoriser un effet d'ensemble, comme dans les finales d’opéras : pour la première fois, nous voyons réunis les cinq copains que Julie extermine au cours du film, et nous les voyons gagnés par l'ivresse (au sens propre) et la surexcitation liée aux armes (ils sont chasseurs). L'absence de parole audible permet de resserrer le temps et de favoriser l'effet de confusion donné par le choix des cadres et des effets de montage : alors que c'est un seul des personnages, Delvaux (Daniel Boulanger, dans le civil écrivain, dialoguiste et grand scénariste) qui a eu l'idée stupide de braquer son fusil à lunettes chargé sur le cortège de mariage, entraînant un '"accident" fatal, on en retire l'impression d'une culpabilité collective, assumée comme telle par les cinq amis qui prennent la fuite et se dispersent lâchement une fois le drame arrivé. Pourtant, chacun a fait une chose différente : un d'eux a mis des balles dans le chargeur, l'autre a seulement regardé avec inquiétude ce qui se passait mais sans intervenir, un autre, en voulant empêcher Delvaux de tirer, a détourné le coup, qui est "parti", de la mariée sur le marié, et on pourrait croire que personne n'a voulu ce qui s'est passé. C'est ce que l'image et le montage haché, avec le concours de l'effet Mariée donnent à croire : une impression d'irresponsabilité collective.

En 1968, quand est sorti le film, il était impossible, sauf à de rares professionnels, de se repasser la séquence tout aussitôt. Même à la télévision, le film défilait et on ne pouvait pas l'arrêter. Il fallait, si le film était en salle, attendre (et parfois se payer) une nouvelle séance pour revisionner, et de nouveau cela passait très vite, on n'était pas toujours sûr de ce qu'on avait vu/entendu. Les films jouaient évidemment là-dessus. Graduellement, à partir de la fin des années 70, avec les supports comme le VHS, le vidéo-disque, le DVD, le fichier numérique, etc.., d'abord très peu de films, puis plus de films puis la plupart d'entre eux sont devenus revisionnables et consultables comme des livres. Une accessibilité dont des centaines d'idiots, au lieu d'admirer ce qui mérite de l'être, profitent pour traquer dans les films leurs prétendues erreurs de raccord. Quant à ceux qui se disent historiens mais qui jugent les films pré-années 70 comme on peut les consulter aujourd'hui, c'est-à-dire dans des conditions radicalement différentes, mais sans se poser jamais la question des conditions d'époque, ce sont de pseudo-historiens.

 L'effet Mariée n'a pas un sens unique :  lorsque dans Cris et chuchotements, de Bergman, deux sœurs qui se détestent et se défient se mettent à se parler et à se toucher gentiment, Bergman choisit quelques secondes durant de ne plus faire entendre ce qu'elles se disent, mais seulement une Sarabande pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach, clairement non diégétique (« de fosse »). L'effet Mariée est alors différent. Il donne ici, non le sentiment d'un chaos fatal, mais celui d'une parenthèse dans le drame, d'un moment d'harmonie où les mots (imaginés, non entendus) ne séparent plus les êtres qui les prononcent, mais se joignent aux gestes pour apaiser, gestes qui s'entrelacent avec les sons liés et ronds du violoncelle. Par ailleurs, chez Bergman, il ne s'agit pas, contrairement au film de Truffaut, de remplacer les mots d'un récit par une visualisation. L'action se continue dans le sens linéaire du temps.

Il y a également une autre différence : alors que chez Truffaut, comme vous l'avez remarqué, il y a le bruit des fusils qu'on pose et le son du coup de feu, qui donnent la réalité concrète des choses, chez Bergman nous n'avons aucun autre son que le violoncelle solo.

Cela me fait penser à ce film par moments très beau du portugais Miguel Gomes, Tabu, 2012. Dans la seconde partie, qui est un récit, nous assistons à des scènes à la fois racontées et montrées : les personnages parlent, mais nous n'entendons pas ce qu'ils ou elles se disent, alors que nous entendons une partie des sons, notamment naturels, qui les environnent, comme le son de l'eau qu'on agite ou des insectes. C’est bien sûr un écho du cinéma muet, mais un cinéma muet modifié, celui qui est présent toujours en palimpseste (c'est ce que je raconte dans mon essai Un art sonore, le cinéma) sous le cinéma parlant. L'évolution du cinéma, comme celle des espèces, procède en effet par couches (voyez sur Wikipédia français l'entrée Cortex cérébral, à propos de ce que la science nous a appris sur le ou plutôt les cortex).

Pour revenir à la Mariée était en noir, Morane a-t-il dit autant de choses dans la partie de son récit dont le montage fait l'ellipse, que ce que l'image nous fait voir en si peu de secondes ? Non, bien sûr. C'est un autre charme du cinéma : de pouvoir substituer ou superposer à un système de représentation un autre, sans que l'un soit équivalent à l'autre. Dans mes derniers livres parus, j'ai donné une place croissante à la combinaison audio-logo-visuelle, en insistant sur le terme "logo", langage, verbe. Cette partie de mon travail est la plus négligée et je le regrette. Dans monGlossaire, elle figure à la rubrique des rapports dit/montré.

La question est ensuite : d'où ces effets proviennent-ils ? Réponse : comme dans l'évolution des espèces vivantes, ils viennent un jour, se répandent ou non, sont nommés ou non, et cette histoire est plus ou moins chaotique, contextuelle. Tels des organes, ils peuvent être à plusieurs fonctions. Mon travail sur ces effets dans le cinéma n'est donc pas l'énoncé d'une série de lois, et il est descriptif et non prescriptif. Il est virtuellement infini, et se fonde sur l'observation. De sorte que mes livres peuvent paraître à ceux qui les consultent, des fatras, des « mess ».

Le plus souvent j'observe des phénomènes historiques, qui ne sont jamais le fait d'un seul auteur, d'un seul film, et auxquels peuvent s'ajouter de nouveaux effets. Des inventions de formes apparaissent régulièrement, tant par le fait d'auteurs reconnus (comme Lars von Trier) que de genres populaires (comme les films de « found footage »).

Je tiens à préciser aussi que votre approche et la mienne diffèrent ; vous dites « enseigner l'analyse de la bande sonore », tandis que moi, depuis mon premier livre sur le cinéma, j'énonce, en le démontrant, que dans le contexte d'une combinaison audio-logo-visuelle, il n'y a pas de bande sonore (cf encore mon Glossaire).

Donc, j'avance comme un scientifique dans certains domaines : observer, tester (en réalisant moi-même des films et des séquences), et le cas échéant remanier à partir de mes observations. Le monde de l'art est un « mess », un entassement évolutif et créatif. »

J'ajoute que le cinéma narratif, sur ce plan, loin d'être un cadre rigide, est une formule très souple : on peut y faire des « expériences ponctuelles », tout en suivant un récit qui relie le tout. La forme générale n'en est pas moins cruciale. Lorsqu'on étudie les films aujourd'hui, on a parfois tendance à se focaliser sur une scène et à oublier quand et comment elle intervient. Si on veut l'apprécier, il faut revenir à une structure d'ensemble, une vision globale, prendre du recul. Cela n'empêche pas qu'à l'intérieur d'un film puisse, en raison du grand nombre de personnes, de circonstances et de conditions que celui-ci a mobilisées, pulluler la contingence. Cette contingence, contrairement à Roquentin dans le roman de Sartre, ne m'inspire pas un sentiment de nausée, elle m'apparaît plutôt comme une générosité de la vie.

« Contingence », tiens. Un mot que j'ai lancé une fois dans des circonstances précises, à l'âge de 24 ans, et qui m'est revenu comme une balle de tennis, renvoyé par quelqu'un de très précis et de très important pour moi. Et cet échange de balles a joué un rôle décisif dans mon histoire et dans ce que je cherche ici à raconter. A suivre !

Et la triche, dont j'annonçais la semaine dernière que j'allais parler ? Elle est évoquée plusieurs fois dans les Carnets de Bergman, édités en français par Carlotta, sous la forme d'un gros volume de plus de 1000 pages qu'Anne-Marie m'a offert pour mon anniversaire : le réalisateur y évoque un film écrit en 1955, qu'il devait réaliser sous ce titre : La triche, et auquel il a renoncé, et  par ailleurs, il a souvent exprimé par la voix de ses personnages, ou dans ses propres écrits autobiographiques, la hantise de tricher artistiquement, en se tirant d'une difficulté par des trucs de métier. C'est un sentiment qu'il m'est arrivé d'éprouver devant certaines de mes œuvres, à la suite de quoi j'en ai retravaillé plusieurs (ce qui est beaucoup plus difficile au cinéma). Quand on est sujet à de tels sentiments, même les bonnes critiques et les récompenses que reçoivent certains de vos travaux ne vous rassurent pas, et il ne faut pas étouffer en soi cette voix discordante, il faut la laisser parler, si désagréable nous soit parfois son timbre. Elle fait partie de votre « mess » personnel, qu'il ne faut pas chercher à épurer.

Savez-vous que le grand Jacques Tati n'a jamais été en paix avec sa création, pourtant si originale ? Malgré le Prix spécial cannois et le bon accueil public de son troisième long-métrage Mon oncle, en 1958, il avait été bouleversé par un article méchant de Truffaut, pointant l'irréalité obsessionnelle de son monde, et il pensait s'être égaré. Playtime devait être le film où il se serait retrouvé : ce film est sublime, grandiose, mais il fut aussi une énorme déroute commerciale. La même œuvre est aujourd'hui admirée et je pourrais même dire enviée. Eh bien, je pense que cette œuvre est née partiellement du désarroi de son auteur face à l'article de Truffaut. Le film sur lequel Tati travaillait avec Jacques Lagrange, avant de décéder brutalement en 1982, se serait appelé Confusion.